Hatier :: 1831 / 2006 :: acheter ce livre
C’est le poids lourd, le numéro un, le champion adulé et respecté, l’irremplaçable, sans doute le plus grand romancier ou du moins celui qui a eu le plus d’impact et d’importance, le maître incontesté du point virgule. Son nom est gravé roi couleur café, rideau il apparaît dans toute sa stature, voilà : Honoré de Balzac.
Grand silence…
Vouloir parler de Balzac, c’est décider, d’une manière un brin suicidaire, de se perdre. Choississons plutôt de nous intéresser à la genèse de ce livre. C’est connu, Honoré était un besogneux, à la limte de l’écriture automatique, mais, comme tout les géants, il était pinailleur, revoyant encore et encore ses brouillons : ratures, corrections, réecritures. C’est la face obscure de l’écrivain ; la moins "bandante", le travail de l’ombre à la Dennis Rodman.
Ainsi, La Femme de 30 Ans a été écrite en 6 fois, rien de moins. Balzac n’en était pas content, on le comprend. Son plan est idiot (désolé maître) : il choisit volontairement de scinder son histoire en 3 parties correspondant à 3 âges différents de son héroïne : Julie d’Aiglemont. Pourquoi est-ce idiot ? Parce que ce n’est pas naturel ; pas de transition, nous passons de l’Empire à la Restauration, des 20 ans aux 40 ans de Julie. On sent le jeune écrivain ambitieux derrière cette démarche : volonté d’originalité, souhait de s’imposer, de montrer son talent.
Eh oui Balzac a été jeune, il a tâtonné, il s’est trompé, il a fait des conneries. Mais cet homme, seul devant son bureau, ou bien marcheur sondant l’âme de ceux qu’ils croisent, a toujours eu un talent à part.
A travers le portrait d’une femme, Julie, il souhaite brosser la décadence d’une époque, la fragilité d’une condition : celle de la femme, l’amertume et les regrets engendrés par ce trésor, parfois en toc, qu’est l’amour. Il l’affirmait, "seul les artistes peuvent comprendre les femmes, parce qu’ils sont un peu femme également".
La troisième partie de ce livre est la plus passionnante, la plus mature aussi. En fait, la qualité de ce livre est croissante : du bon au très bon. Les descriptions sont bien là, plus courtes, moins mouvantes, moins maîtrisées, mais déjà en place. La théorie physionomiste qu’il développera plus tard s’esquisse. La narration et son destin implacable tout autant. Il est dans les clous Honoré mais en pointillé.
La plupart de ses œuvres auront par la suite ce plan : description des lieux, puis des personnages, puis de leurs âmes, puis l’histoire se met en marche : machine infernale condamné à perdre. Tout ceci donc est pressenti dans La Femme de 30 Ans, c’est ce qui en fait son principal intérêt.
Ne soyons pas bégueule, il y’a également ces fulgurances balzaciennes qui illuminent le papier comme un ange rédempteur, rien moins que ça. Aragon, dictateur stupide et écrivain incroyablement pédant que l’auteur de ses lignes déteste plus que de raison, avait pourtant dit quelque chose de vrai : "les personnes que nous avons aimées, nous les aimons toutes notre vie". Adolescent, Balzac me fascinait, des années plus tard, c’est pire ; mélange d’admiration, de culte et d’amour. Oui Honoré, tu es peut-être le seul homme que j’aime et que j’aimerai toute ma vie. Hey, tu l’as bien cherché aussi, et puis, lorsque j’aurai les 2 pieds dedans, j’espère qu’on pourra faire des concours de frime là haut, en fumant un cigare et en parlant de Shakespeare. Balzac rules, évidemment !
Pendant la rapide saison où la femme reste en fleur, les caractères de sa beauté servent admirablement bien la dissimulation à laquelle sa faiblesse naturelle et nos lois sociales la condamnent. Sous le riche coloris de son visage frais, sous le feu de ses yeux, sous le réseau grâcieux de ses traits si fins, de tant de lignes multiplies, courbes ou droites, mais pures et parfaitement arrêtées, toutes ses émotions peuvent demeurer secrètes : la rougeur alors ne révèle rien en colorant encore des couleurs déjà si vives ; tous les foyers intérieurs se mêlent alors si bien à la lumière de ces yeux flamboyants de vie, que la flamme passagère d’une souffrance n’y apparaît que comme une grâce de plus. Aussi rien n’est-il si discret qu’un jeune visage, parce que rien n’est plus immobile. La figure d’une jeune femme a le calme, le poli, la fraîcheur de la surface d’un lac. La physionomie des femmes ne commence qu’à trente ans.
Jusqu’à cet âge le peintre ne trouve dans leurs visages que du rose et blanc, des sourrires et des expressions qui répètent une même pensée, pensée de jeunesse et d’amour, pensée uniforme et sans profondeur ; mais, dans la vieillesse, tout chez la femme a parlé, les passions se sont incrustées sur son visage ; elle a été amante, épouse, mères ; les expressions les plus violentes de la joie et de la douleur ont fini par grimper, torturer ses traits, par s’y empreindre en mille rides, qui toutes ont un langage ; et une tête de femme devient alors sublime d’horreur, belle de mélacolie ou magnifique de calme ; s’il est permis de poursuivre cette étrange métaphore, le lac desséché laisse voir alors les traces de tous les torrents qui l’ont produit ; une tête de vieille femme n’appartient plus alors ni au monde qui, frivole, est effrayé d’y apercevoir la destruction de toutes les idées d'élégance auxquelles il est habitué, ni aux artistes vulgaires qui n’y découvrent rien ; mais aux vrais poètes, à ceux qui ont le sentiment d’un beau indépendant de toutes les conventions sur lesquelles reposent tant de préjugés en fait d’art et de beauté.